Cookie Consent byPrivacyPolicies.comUrgence - Eugenol

Urgence

PAL

19/06/2015 à 10h30

« Désolée,docteur, je vous ai gardé une urgence ! »
Et merde ! J’ai ho-rreur de ça ! Soit ça tombe quand je suis déjà grave surbooké, soit, encore pire, au moment où je pourrais me relaxer! Il pouvait pas prendre un aspro, comme tout le monde ? Pffff ! Bon, et il a quoi, le brise-burnes du jour ?
« Il m’a seulement dit qu’il n’avait pas fermé l’œil de la nuit »
Inspiration profonde, expiration forcée…
Bon allez, Pal, voyons, tu es un bienfaiteur de l’humanité souffrante, c’est marqué dans le bulletin du Conseil de l’Ordre. Alors, n’oublie pas, altruisme, compassion et noblesse de cœur sont les cinq mamelles par lesquelles sourdent l’honneur et l’épanouissement moral du dentiste, au nom du pèse et du fric et du Saint Bénéfice, Amen.
Moi, plus ça m’emmerde, plus je fonce vers la salle d’attente d’un pas décidé. Cette fois, j’allonge la foulée au max, j’ouvre à la volée la lourde de la salle d’attente. Le mec assis en face exécute un bond vertical impressionnant : il décolle comme dans un Tex Avery, en conservant exactement la même posture, prostré, les jambes croisées d’un tour et demi, un bras replié comme pour empêcher le foie de se faire la malle, l’autre appliquant la main droite contre la joue du même nom. Le teint est blafard, verdâtre et cafardeux comme un litron vide de muscadet. L’œil est là, mais l’œil est las, terne et vide. L’expression est terrifiée. Le gars, une fois redescendu, me jette un regard épouvanté et implorant, comme s’il hallucinait un boucher, le tablier ensanglanté, tire-bouchon et hache à la ceinture.
C’est une sorte d’espèce de baba, mais pas cool, ni très net. Il a du cloper trois paquets de roulées cette nuit, et il a pas une chetron à refuser la chopine : pif grumeleux et patatoïde, cantines sous des yeux de cocker battu, barbe de trois jours, gueule chiffonnée. Le cheveu est oléagineux, raide et collé en fagots aplatis sur la crâne, et de ce fait absolument insensible aux tornades.
- “Mr Alain Fatic ? ”
Je lui tends une paluche tonique, ouverte, virile. Lui avance timidement un avant-bras ramollo, au bout duquel pendouille une main inerte et moite. En fait de main, j’ai plutôt l’impression de secouer une tranche de foie de veau. Berk !
D’un enjoué « On y va ? », et cachant mal mon enthousiasme de recevoir cette visite impromptue, je l’invite à se diriger vers « la salle de torture », comme disent les boucs en train. Lui semble jouir d’un sens de l’humour assez relatif, surtout à ce moment précis. Pour ma part, je souris intérieurement. Est-ce la réminiscence de la pub pour Synthol : « la douleur, c’est moche » ? Est-ce la vue postérieure de son falzar, très tendance, (ceinture mi-fessière, fond poplité, tissu-perfétatoire avachi en accordéon sur des baskets format après-ski) qui me pousserait presque à lui signaler qu’il a dû incidemment déféquer dans son ben ? Je n’en sais rien.
Au bureau, le condamné me sort la rengaine classique : il avait mal de temps en temps, « et pi ça passait », alors il attendait. « T’attendais quoi, du schnock ? »
L’anamnèse est rapide : en dehors du chichon qui lui vaut cette pétillante expression de Droopy, à quoi qu’il se shoote le cortex résiduel ? Souffre t-il d’allergies, hormis celles, manifestes, à l’effort et aux détergents ?
L’amorphe me pose la question d’emblée :
- « Qu’est-ce que vous allez faire ? ».
Mais comment veux-tu que je le sache, banane, avant que t’aies ouvert l’embouchure ?
Au fauteuil, j’ horizontalise : c’est bien le genre de loque à tomber dans les radis. J’ai l’impression de renifler un vieux cendar. Un coup de miroir circulaire et je mesure l’étendue du désastre général, avant de localiser le problème du jour : 14 n’est plus qu’une racine pourrie, infectée, à moitié enfouie sous un bourgeon saignant de gencive. Je me rappelle alors un article récent préconisant d’avulser à chaud ce genre de débris. J’entends donc procéder à l’avulsion extemporanée de l’organe dentaire en question. En clair, je transfère illico le chicot du goulot à l’haricot. Au vu de la radio, j’augure une ratichectomie simple et rapide, du gâteau.
« Vous allez l’arracher ? » chiale t-il.
« Non, Monsieur, moi je déligamente, j’exosse, j’ablationne ! ».
Aussitôt dit, au Citoject ! Ma tactique anesthésique est rôdée et rusée : pour embrouiller l’inquiet, je planque la seringue, j’approche en loucedé par dessous, et au moment de percer la couenne, j’y cause. Explication scientifique : le mec, à cet instant, a déjà la cervelle à moitié en carafe. Une seule ligne de neurones est ouverte, celle qui est en alerte rouge pour nocicepter (trajet centripète) puis déclencher un cri de veau (trajet centrifuge). Au moment pile où il perçoit que je baragouine derrière mon masque, la ligne est occupée, total, la piquouze passe à l’as !
Futé, non ?
Mais là, j’avais omis que le mollasson était sourdingue comme un teuffeur ! Il n’a rien capté, et le voilà qui fait brusquement le pont, raide comme une planche, en geignant et grimaçant. Je ne me démonte pas, accompagne le mouvement et injecte d’autorité. Non mais ! En quelques secondes, l’autre, toujours en apnée, ramollit un peu, puis s’avachit en haletant.
- « Bien, vous pouvez cracher ».
Comme de juste, l’épave est infoutue de cracher correctement ! Batteries à plat, il bavouille lamentable en souffletant sur ce qui dégouline, en fout partout, renverse le gobelet puis se laisse choir la gueule entrouverte avec un filet de bave, sans avoir l’idée d’utiliser sa serviette papier. Par St Gulom, restons calme !
Il me reste dix minutes pour conclure. Je tente un premier coup de syndess au seul endroit où j’aperçois de la dent. Crac ! Le morceau pète (panique du cossard qui pense que je viens de lui exploser le maxillaire), je me retrouve dans le sang, les lambeaux baladeurs de gencive, la dentine putréfiée. Que faire ? Je connais la théorie, faudrait dégainer le bistouri et trancher dans le vif pour alvéolectomiser proprement l’esquille. Mais faute de temps, d’assistante au fauteuil, et vu l’état sudoripare du flippé, j’opte pour charcutailler en aveugle au petit bonheur la chance. Je vois que dalle. Je gratouille, je tâtouille, mais tout est mou dans le trou. Un coup de soufflette, et paf, j’ai la face constellée de gouttelettes de sang. Merde, ça devient gore, et j’en ai aussi marre que l’autre affalé. Compresse. J’ajourne.
Il s’agit alors de sauver l’honneur. Je communique, docte : « Il vous reste un petit morceau d’apex enfoui (sous-entendu : c’est de ta faute, sagouin !), on pourrait l’extraire immédiatement (t’as devant toi un pro de chez pro !), mais il faudrait délabrer le maxillaire (si ça te branche, tu m’ le dis !) alors qu’il y a de fortes chances pour qu’il migre et qu’on n’ait qu’à le cueillir dans quelques semaines. ». Approbation enthousiaste. Birodo. Tchao !
Je ne sais pas pourquoi, j’ai quand même un peu les glandes. La secrétaire m’amène un chèque de consolation, vingt-trois euros. Ahh, ça fait chaud au cœur !

Ce soir, ce sera deux apéros !


Capture d  cran 2015 05 13   10.37 - Eugenol
BA

19/06/2015 à 10h43

Merci PAL pour ce morceau de bravoure!
On s' y croirait un vendredi soir en 13 du mois


X ray 03 medium zvq18j - Eugenol
cyber_quenottes

19/06/2015 à 10h59

une tranche de vie
bien saignante

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" La charte nous protège "
Catherine mojaisky


Blocperso talon jer3sl - Eugenol
mrquentin

19/06/2015 à 11h07

> Aussitôt dit, au Citoject !
> Par St Gulom

Enorme! j'avais déjà bien kiffé le "par St Tol" dans une autre brève


prim

19/06/2015 à 12h11

j'adore.
ça m'a bien réconforté durant ma pause.
Merci beaucoup, on se sent moins seul.